18 septembre, 2019
À l’âge de 40 ans, Samaria Cardinal s’est retrouvée seule et sans abri : elle vivait sous un pont à Calgary, calculant les misères endurées et les jours sans espoir à venir.
Son père avait subi de graves traumatismes dans les pensionnats autochtones de l’Alberta et avait en quelque sorte transmis ce préjudice à sa fille. Madame Cardinal avait fugué et s’était perdue dans la toxicomanie. Des années d’interaction avec les systèmes de soins médicaux et de santé mentale ne lui avaient été d’aucun secours. Madame Cardinal a reçu un diagnostic de bipolarité et a été enfermée dans des services de santé mentale. On lui a administré des électrochocs et tellement d’antipsychotiques qu’elle a développé une grave dyskinésie tardive, une affection qui provoque des mouvements saccadés incontrôlables du corps et du visage.
Ce jour-là, la somme de toutes ces tristes expériences l’a amenée à un carrefour.
« Je me revois, assise sur un matelas, sale et couverte d’urine, je n’avais pas de manteau et il faisait un froid glacial, se rappelle-t-elle. Et je me suis dit que comme je ne vivais plus, que ma vie était anéantie et que personne ne pouvait m’aider, il valait aussi bien en finir maintenant. »
À ce souvenir, Madame Cardinal fait une pause, et, la voix étranglée par l’émotion, ajoute :
« Mais quelque chose m’a donné la force de vivre. Et j’ai choisi de vivre. »
Quelque 20 ans plus tard, madame Cardinal semble bien loin de cette douloureuse époque de survivance. Fière de son héritage métis, elle est aujourd’hui heureuse et confiante. Elle est retournée à l’université, elle possède son propre appartement et elle est propriétaire de son entreprise. Elle est une porte-parole engagée qui revendique l’abolition des barrières auxquelles sont confrontées les Autochtones dans notre système de soins de santé.
« Je suis convaincue que mon héritage autochtone a joué un rôle important dans la manière dont j’ai été traitée et mal diagnostiquée par le système des soins de santé, affirme-t-elle. Parce que la société dominante ne nous comprend pas, tout comme les médecins, le personnel infirmier et les autres personnes impliquées dans le système de santé. Ces gens ne comprennent pas ce que nous avons enduré en tant que peuple et à quel point cela nous a affectés. Et c’est sans compter les jugements. »
Samaria Cardinal en a encore été témoin récemment dans le train C à Calgary. Un homme autochtone, en proie à une crise d’épilepsie, a glissé de son siège et s’est affalé sur le plancher. Autour de lui, les voyageurs qui se rendaient au travail n’en ont fait aucun cas, présumant qu’il s’agissait encore d’un Autochtone ivre. Furieuse, Samaria Cardinal a dû plus ou moins faire honte aux personnes présentes dans le wagon bondé et les pousser à réagir et à demander l’aide médicale dont cet homme avait besoin.
« Je crois personnellement que les gens doivent se rapprocher des peuples autochtones. Apprenez la véritable histoire du Canada et de l’Amérique du Nord, informez-vous sur ce que ces peuples ont traversé et essayez de comprendre leur situation actuelle. Et, en tant qu’allochtone, prenez conscience de tous les mythes qui circulent. Essayez de vous éduquer et de comprendre une autre culture. »
Il y a 20 ans, madame Cardinal s’est relevée. Elle est sortie de sous ce pont, s’est rendue chez une amie et a demandé de l’aide. Un homme de son passé, quelqu’un qui l’aimait, est revenu dans sa vie et lui a apporté le soutien dont elle avait besoin. Sa fille l’a aussi épaulée durant son cheminement. Petit à petit, madame Cardinal s’est rendu compte que le modèle de soins qu’elle avait suivi tout au long de sa vie ne lui convenait tout simplement pas. Elle a commencé par résister à l’idée de prendre toujours plus de médicaments. C’est grâce à d’autres approches holistiques et à des consultations qu’elle a pu trouver l’appui et les améliorations qu’elle cherchait.
Éventuellement, elle a rompu avec son ancienne équipe médicale et a entrepris une démarche avec un nouveau psychiatre beaucoup moins porté à prescrire des médicaments. En seulement deux ans, elle a réussi à s’affranchir de tout médicament et à se voir autrement que comme une éternelle victime.
« Si je n’avais pas rompu avec mon équipe médicale, je vivrais encore sous la tutelle du Calgary Housing. Je prendrais tellement de médicaments que je ne serais pas capable de fonctionner. Je serais un fardeau pour la société; je serais malheureuse, victime, perdue, sans buts. »
Quand on lui demande quel conseil qu’elle aimerait à donner à la communauté médicale, madame Cardinal s’appuie sur son propre diagnostic précoce de bipolarité, qu’elle remet en question aujourd’hui.
« Faites attention à l’étiquette que vous apposez à quelqu’un, surtout s’il s’agit d’un diagnostic de santé mentale, car ce diagnostic porte un grand poids. Les gens vont juger cette personne partout où elle ira, alors soyez prudents lorsque vous posez ce diagnostic. »
Samaria Cardinal se dit très encouragée par les récentes initiatives visant à fournir aux Autochtones des soins mieux adaptés à leur culture dans les hôpitaux canadiens, y compris un accès à des aînés autochtones.
« L’intervention d’aînés autochtones dans le système de santé, qui travaillent dans les hôpitaux à faire la liaison avec tout le personnel de la santé, est vraiment importante, car ces gens peuvent faire valoir les intérêts des patients et des patientes. Ces personnes âgées dispensent leur sagesse, leur expérience et peuvent servir d’intermédiaires entre le système de santé et les patientes et patients autochtones concernés. Ces personnes sont très précieuses. Je commence à en voir des exemples à Calgary, ce qui est très bien et constitue un grand pas en avant par rapport à ce qui se faisait auparavant », dit-elle.
« De plus, beaucoup d’Autochtones ne sont pas issues d’un milieu urbain : ces personnes vivent dans des réserves. Elles viennent souvent de très loin et se retrouvent dans un établissement où elles ne se sentent pas à l’aise, entourées d’inconnus. De voir une personne aînée sur place les réconforte et les rassure… »
Dans son cheminement vers la guérison, Samaria Cardinal a tiré une grande satisfaction à travailler sur une difficile réconciliation avec son père, Douglas Cardinal, un des plus grands architectes canadiens.
« Il était toujours très concentré sur sa carrière et je me suis distancée de lui en raison du traumatisme que j’avais vécu quand j’étais jeune, dit-elle. Ce n’est qu’au cours des deux dernières années que j’ai repris contact avec mon père, lorsque j’ai arrêté tous les médicaments et que j’ai entrepris un travail personnel sur moi-même pour composer avec ce traumatisme.
La raison pour laquelle j’ai repris contact avec mon père est que beaucoup de gens ont vu combien j’ai cheminé dans la vie et constaté que je suis aujourd’hui une personne très différente; j’ai cessé tout médicament et j’ai trouvé de la force en moi. Je compte sur le fait que les gens ne regardent plus mon passé et cessent de me juger, qu’ils me voient telle que je suis, ici et maintenant, et je me suis rendu compte que je ne pouvais pas avoir de telles attentes envers les autres alors que j’étais moi-même incapable de faire cela avec mon père…
Il y a quelques années, je n’aurais pas eu la force d’entreprendre cette démarche. J’étais encore trop affectée et je me voyais comme une victime, mais c’est différent aujourd’hui. Je me suis réapproprié mes forces, je suis une personne autonome, résiliente et forte. Après avoir repris contact avec mon père, j’ai compris que lui non plus n’était plus la même personne. »
Samaria Cardinal s’est jointe au programme Patients pour la sécurité des patients du Canada parce qu’elle souhaitait avoir l’occasion de raconter son histoire. Elle voit cet organisme comme une tribune pour faire valoir des expériences que de nombreux professionnels de la santé ont besoin d’entendre.